Il n’a pas que ça à foutre, Koda. Y’a pas de patience, y’a pas d’envie alors que la pointe de son stylo crisse sur le papier de la même façon que ses dents grincent les unes contre les autres. Il a pas que ça à foutre, Koda, et pourtant il le fait.
- M’sieur, j’vous jure ma mère a marché sur un hérisson, c’est pour ça que je suis en retard !
- Va crever Farid, lui répond la voix mauvaise du pion du lycée.
- Moi c’est Jeremiah, m’sieur.
Même s’il avait voulu le taquiner, faire rire le pseudo public derrière lui constitué de ces clampins d’amis, il n’en est rien. Il a suffit d’un regard noir de Koda, un léger grognement de colère au bout des lèvres pour que le gamin ravale sa salive et ferme sa bouche.
Si seulement c’était facile avec tout le monde et pas que les morveux.
Pour toutes réponses, il finit par lui envoyer le papier au visage et s’asseoir de nouveau sur le fauteuil du bureau, les bras croisés.
- La prochaine fois t’es suspendu de cours, Farid, reprend la voix grave et grognon du trentenaire presque centenaire.
- Moi c’est Jerem-.
Cette fois-ci, il n’a pas le temps de finir de nouveau sa phrase que c’est le pot de crayon qui lui vole au visage et il déguerpit sans demander son reste, tous les autres avec. Enfin seul, bordel, enfin un peu de silence dans cet antre du diable.
Pourtant, avec presque deux cent ans d’existence, il en a connu des merdes, le petit ours brun. Il en a connu des boulots pourris, des coups dans le dos, des morts et des gamins pourris. Pourtant, bosser derrière un bureau avec des gamins qui gueulent et leurs hormones qui n’en peuvent plus, ça ressemble vraiment à un enfer personnel.
Sans même voir le temps passer, la cloche sonne, les bruits reviennent et les ordres avec, celui de ramasser les stylos tombés au sol que soi-disant un camarade aurait fait tomber. D’autres cris, encore, lorsqu’on lui fait en lui rappelant son infirmité et qu’il échappe de justesse au renvoi pour avoir tabassé un élève.
Y’a des choses qu’iel accepte, Koda, puis d’autres franchement plus complexes. Comme sa jambe. Le truc qui lui sert de guibole, mais se fait la malle au pire moment, le truc pas stable qui est censé devoir maintenir son corps de bout.
Y’a aussi le truc qui lui aurait, paraît-il, filé une certaine génétique il y a de cela des siècles.
Mais ça, même pas on en parle, de ce déchet.
Encore une journée barbante, encore une journée sans rien faire, sans bouger avant de voir les marmots fuir chez eux en gueulant des inepties. Comme toujours, iel se lève avec un grognement, le cahier de liaison sous le bras pour vérifier ceux qui peuvent sortir ou non, virer les cons qui essaient de s’introduire sans raison.
- Mais… QUI EST LE PUTAIN D’ENFOIRE QUI M’A VOLE MA CHAISE ?
On l’entend hurler dans tous le bâtiment, sa canne qui résonne contre le carrelage alors qu’il envoie un regard noir à tout le monde. Toujours plus alors qu’il le croise, lui, au milieu des autres. Lui qui n’a rien à foutre ici.
- Qu’est-ce que tu branles ici toi ?